Lecture du Rapport Lévy-Jouyet, soit : L'Economie de l'immatériel. La croissance de demain. Rendu au Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie en novembre 2006. On s'étouffe presque de choses à en dire, fieffé. On y est, tellement ; au coeur de la machine discursive et politique du néocapitalisme. ça commence avec les auteurs à qui le Ministère a fait appel : Jean-Pierre Jouyet est chef du service de l'Inspection générale des finances à l'époque - et il s'agit bien du rapport de l'Etat aux conditions de production d'époque, puisque la base est la question de la fiscalité. Base esquivée, d'ailleurs, le regard déplorant par divers biais la difficulté de trouver une assiette fiscale à cette valeur dématérialisée délocalisée et se tournant délibérément sur chaque considération vers "le monde de l'entreprise". Ces "de" aux grammaires doubles : le monde que nous fait le néocapitalisme ; la culture ("d'entreprise") que nous fait le modèle politique de l'entreprise. Maurice Lévy est Président du Groupe Publicis (note : agence de publicité française, fondée en 1926, 4,13 milliards d'euros de revenus en 2005, 4,39 en 2006 ; inclut Saatchi & Saatchi ; M. Lévy au Directoire depuis 1987, et Kevin Roberts depuis 2000).
Aussi : apprécier encore l'outil perçant que donne Internet, en mettant à disposition ces types de textes, textes officiels et rapports, dans une circulation publique neuve. Nouvelles conditions du débat public, certainement.
Mais quelques pointes :
. la création, question clé. Donné comme exemple, dans le contexte britannique et la publicité, comble et pointe des nouvelles formes immatérielles de la production de valeur (encadré p. 54). Dans le cadre britannique, une full Creative economy, creative industry. L' "imaginaire" devient un "secteur", son existence explicite et valorisable dans le circuit économique donc ; "création et créativité" de nouveaux objets ou moyens dont il peut s'emparer ; "créatifs" un nouveau concept socio-professionnel, nouveau sujet du travail : "Si chacun est doué, certes à des degrés différents, de 'créativité', seule la publicité fait travailler des 'créatifs', profession identifiée à partir d'un adjectif substantivé universel." Amazing sensibilité linguistique dans un contexte de langue assez boisée. Où les savoirs langagiers et culturels tournent rapidement court dans le ton d'émerveillement avec lequel les rédacteurs poursuivent : "ce processus [brainstorming collectif, "partage d'un 'langage' commun, ou plutôt d'une culture et de valeurs 'communes' [les guillemets sont savoureux ici] (cette approche a été théorisée par Kevin Roberts, CEO de Saatchi & Saatchi)"], qui demeure 'mystérieux' pour les praticiens eux-mêmes, vient d'un équilibre toujours réinventé entre la logique et le magique, entre la science et l'art. De fait, la plupart des agences répliquent à chaque niveau de leur organisation comme pour chacun de leurs projets des binômes associant 'créatifs' et 'planners'. Il est important pour arriver à des campagnes efficaces que ces deux métiers soient clairement dissociés." Plus loin : "L'objet publicitaire peut ainsi devenir oeuvre d'art [l'absence d'un article fait juste une petite faille, juste] ; l'idée créative repose sur des professionnels qui sont de véritables créateurs. D'ailleurs nombre d'entre eux ne travaillent pas seulement pour la publicité mais également pour la photographie d'art, les films d'animation, mais aussi des longs métrages : ont ainsi par exemple commencé par la publicité avant de changer d'art [!], Etienne Chatilliez, Ridley Scott, Spike Lee ou Satyajit Ray." On peut ajouter Rushdie.
J'avais repéré un nombre de publications récentes dans les sections business de Barnes & Nobles l'an dernier, avec comme clé bibliographique et conceptuelle creative. Il faudrait que je retrouve cette trace. Comme nouvelle pousse de la nouvelle économie. Il me semble que c'était regardé du point de vue des individus : un nouveau type de travailleurs, nouveau type social, fait justement exploser les "catégories socio-professionnelles", car prenant en traverse des publicitaires, des artistes, des chefs, etc.
A noter également, une équipe CNRS (ou autre* - dont j'ai entendu parler dans le contexte du CNRS) qui s'identifie par l'objet, transdisciplinaire, "Création". "Création" permet des transfuges, des passages, avec leur créativité et leurs troubles. Justement. Ce point, crête.
* après vérification, c'était plus dominant que ça : l'une des 4 lignes de la programmation ANR 2008, "Création : acteurs, objets, contextes" (aux côtés de "Gouverner - administrer", "Les formes et mutations de la communication : processus, compétences, usages", et "formes de vulnérabilité et réponses des sociétés").
. évaluation et valorisation. Mots clés. Il s'agit d'une machine de la valeur : la proposition, l'imposition, d'un système de la valeur et de ses moyens - et de ses effets sur la chose publique. Le brevet, comme type.
. l'entreprise et l'institution. L'Etat est mis en jeu, mis en question, dans le rapport. Par la question de la fiscalité, celle de la réglementation, celle de la propriété intellectuelle, la politique de la recherche et de l'enseignement. Par, aussi, le patrimoine immatériel. Biens publics - sur lesquels on louche de manière décidément sinistre.
Mais aussi, une remarque : pourquoi l'entreprise semble-t-elle rester une institution, dans cette dématérialisation, déterritorialisation tous azimuts? La famille, la "Nation" (p. 45), la fonction publique, la catégorie socio-professionnelle et le métier, le travail, l'usine, le lieu de travail, le temps de travail : se disloquent et fluent. L' "entreprise" semble tenir, dans ces discours. A voir.
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