vendredi 28 septembre 2007

Communication et traduction

J'essaie de reprendre le fil, trop laissé à refroidir, de la discussion ouverte, disposée, par Brossat et Déotte, d'abord en université d'été puis en séminaire à la Maison de l'Europe à Paris début septembre 2007, sur "Traduire entre les cultures : affronter le différend".
Beaucoup apprécié l'initiative, et ses réalisations : l'ouverture d'un tel champ de travail, sur des voix nombreuses et soigneusement internationales (Europe et Extrême-Orient comme orientation centrale), dans les formes d'un réseau (Darmstadt, Porto, Haïti, Taïwan, Chine), puis d'une université d'été, et avec un nouvel ancrage à la Maison de l'Europe, lieu public lieu ouvert (selon la politique de sa présidente Catherine Lalumière), et lieu des travaux du programme Culture et politique / Transeuropéennes / séminaire au Collège international de philo (Ghislaine Glasson-Deschaumes, Rada Ivekovic).
Le projet est annoncé par la formule de Brossat : une machine de guerre, contre-courant à une idéologie massive de la communication et du consensus ; un "discours d'époque" et "discours dominant" promouvant/se donnant comme un "dialogue entre les cultures" qui chante la tolérance, l'ouverture, l'universalisme, l'homme, l'entente, compréhension, le tout-circulation et l'interculturel bien-(mal)-pensant - en faisant fonds d'une pensée autoritaire du rapport entre culture et politique. Contre le "dialogue", le différend (Lyotard / avec un écho à la Mésentente, Rancière) - l'analyse établit une autre distinction qui sous-tend cette première : contre le consensus, une pensée du politique-langage comme dissensus.
Eléments du dispositif :
. un point de départ dans la question de la guerre civile. Stasis et polemos.
. Transeuropéennes critique des discours identitaires : répondre au discours dominant qui organise le champ politico-cutlurel en termes de dialogue des cultures mais du coup aussi choc des civilisations. "Traduire entre les cultures" semble être un énoncé émanant de cette voix (un n° de Transeuropéennes, portant comme titre déjà "Traduire entre les cultures", était paru en 2002), le dissensus venant des philosophes. Première note, pour moi. Deux points de parole, que distingue une perspective : philosophique (états du politique), et culturelle (états du langage). Pour Transeuropéennes : la traduction comme méthodologie pour une réflexion sur les cultures.
. une cible précisée : l'éthique communicationnelle d'Habermas, prise en mire par Le Différend (1982).
. Déotte présente le concept comme gagnant une pertinence de plus dans "notre situation postcoloniale".
. Déotte engage aussi "artistes et penseurs", "en première ligne" - je n'ai pas saisi, dans la vitesse, en quels termes ça se fait pour lui. De même, Brossat évoque le Rushdie de l'époque de la fatwa, en contraste avec l'affaire des caricatures de Mahomet - en tant qu'elles ont, marque d'un temps plus récent, instantanément fait passer du local au mondial. Cette fenêtre sur l'art et la culture.

Questions et relances :
. la traduction culturelle - et sa généalogie et ses interlocutions avec la cultural translation. Qui ne désigne pas - car "à présent la traduction engage", écrit B. Cassin (L'Effet sophistique, p. 345) la même chose ni le même plan de problèmes. Il faut faire entendre ces voix, dans leur dialogue - oops, leurs rapports critiques -, distinctement.
. l'entrée de la question postcoloniale dans le champ de la philosophie française - et plus largement, mais c'est certainement autrement chaque fois, dans les sciences humaines. Voir également ce qui se passe dans la traduction engagée de postcolonial, et ses traditions conceptuelles discursives et politiques maintenant longues de plusieurs générations théoriques, en "postcolonial".
. au différend, à la mésentente, et leurs effets de relance par la question de la traduction telle qu'engagée ici, on peut aussi faire parler l'homonymie - telle que conceptualisée par B. Cassin à partir d'Aristote (limite du philosophique et de la sophistique) : une proposition quant au rapport du politique au langage, et une proposition qui fait bouger les piliers philosophiques des cultures européennes. Met la philosophie à la question, du langage. Par l'usage de la traduction, machine de guerre philologique-logologique, et intimiment liée à la question du texte, de l'oeuvre, de l'art, de la littérature. Le rapport philosophie - philologie est mis en tension sur le champ même du politique. Une mise en tension du politique.

Mais ma question focale : touche à la fonction du langage, tel que convoqué dans le champ critique ouvert ici. La traduction contre la communication : my heart leaps. Mais il semble manquer quelque chose à la structure de l'argument ; une question s'éloigne, en emportant avec elle le concept bandé pour l'assaut ou la résistance mêmes. S'il s'agit de prendre à revers, par une analyse rebroussante, la communication comme bloc idéologique et idéal d'une certaine articulation entre une certaine discursivité et une certaine socialité, il faut que les propositions répondent sur l'articulation : il faut que l'attention se porte bien sur la traduction comme pratique du différend : pas seulement un contre de l'irénisme-autoritarisme consensuel (question de philosophie politique), mais bien sur une pensée du langage dans lequel il est tressé. Un modèle alternatif du rapport langage-société. La question est alors : quelle repensée du langage est en travail dans le concept de traduction ici ? Et quelle repensée de la philosophie, par là-même ?
Soit : en quoi cette machine de guerre est-elle philosophique, spécifiquement, et non seulement, disons, "politique" ? Qu'est-ce exactement que le concept philosophique de traduction ici ? Comment fait-il, philosophiquement, une pensée du langage qui réponde à la nécessité politique observée de penser le différend ?
Que fait la philosophie, ici, en tant que telle, comme intervention dans le politique - soit, dans les termes culturalistes de la vie (géo-)politique contemporaine ? (Brossat dit, ici : "culture" devient le terrain du différend. Ces termes sont exacts, pour moi. Culture et non, par exemple, dit-il, religion. "Hyper-politisation, hyper-idéologisation, de la culture même". Oui. De même, nous prenant en pince par l'autre côté : les politiques de la culture, instrumentalisation de la culture pour la droitisation : voir Manière de voir, Les Droites au pouvoir, oct-nov 2007)
Brossat propose : un travail philosophique, contre un discours d'époque (clichés de la société liquide, du métissage, etc. - mais l'actualité des envenimements des différentiels, et la banalisation du différentiel). Travailler l'envers d'un discours d'époque, par la philosophie. Physionomie d'un défi actuel : penser le statut du différentiel, pose-t-il -- certainement, et les termes proposés sont bien acérés ici en effet. Mais : "passer par la philosophie", pour une "lutte féroce contre le monde de la communication", et son "habermassisme de bazar" (prenant éventuellement, opportunément, internet pour modèle et emblème, du tout-compatible). "Un courage philosophique maintenant", certainement. La philosophie a à répondre dans l'actualité ; c'est parce qu'elle le peut qu'elle est pertinente, et fait culture. Mais la spécificité de son travail, là ?
Quelle philosophie de la culture comme altérité ? En quoi la philosophie philosophise la culture comme les cultures, contradictoirement à la Communication, et par la perspective langagière de la traduction ?

La question est cousine de celle que je me pose aussi, comme chercheur en littérature étrangère, au sujet du concept de cultural translation, qui lui met en jeu d'autres discours disciplinaires, soit d'autres plans où se pensent l'actualité du rapport langage-société : cultural studies, anthropologie, etc. Ici aussi, la question du langage au coeur de celle de la traduction a cette tendance à l'effacement - une tentation facilitée en anglais puisque translation, dès les débuts de sa conceptualisation pour la postcolonial theory, a ouvert la possibilité de confondre les plans du langage et de la vie des sujets (avec la notion de "translated men", que Bhabha reprend à Rushdie). Ce continu théorique ouvert est une grande force critique contemporaine : mais seulement si il tient bien ensemble les deux plans pour former un "bloc", au sens de Deleuze - agencement collectif d'énonciation qui fraye des lignes de fuite précieuses dans la muraille de l'idéologie communicationnelle. Sinon le risque est simplement de voir se recomposer le sujet autonome, prêt au "commun" du sensus communis.

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