dimanche 4 novembre 2007

Capitalisme et savoir

Dans le Diplo d'octobre, un article de Gérard Duménil, économiste, et Jacques Bidet, philosophe, tous deux marxiens, "Un autre marxisme pour un autre monde" (24-25). Dans un dossier débat marqué par le titre "La gauche à reconstruire".

Deux ouvertures précieuses :
. le rappel de la conflictualité, comme ingrédient de l'histoire nécessaire à son analyse. Un chapeau au dossier essaie de forcer l'attention de "l'éthique" de la conversation (au sens d'Habermas - angélisme rationaliste du "public" communicationnel) et ses unanimités neutralités bienveillantes sous les traits du débat : "Il est devenu courant en France - presque impératif - de 'débattre' de tout et de rien avec n'importe qui. Généralement médiatisés, de tels badinages [voir, par l'autre versant, les critiques du "bavardage" démocratique, critiques de droite traditionnelles] postulent que la société serait 'apaisée' et que les positions des 'partenaires sociaux' seraient conciliables après dialogue. / Certains persistent néanmoins à associer les idées et les projets à des intérêts irréductibles dont le choc ne saurait être étouffé par quelque 'concertation' que ce soit." Il y a le choc (vocabulaire du néoconservatisme américain, repris et renversé, en actualisation ironique du concept marxiste de lutte, et d'adversaires de classe, et de stratégies d'alliances), et la 'concertation', concert et mélanges qui se déclinents aussi dans la pratique trans-partisanne de 'l'ouverture' ; pratique offensive du nouveau gouvernement. Puis : intérêts, conflit des intérêts, et alliances des intérêts de classe - historiquement, la révolution anglaise a rapproché l'aristocratie foncière de la bourgeoisie, quand la révolution française a articulé la "bourgeoisie révolutionnaire" aux "masses rurales et urbaines".
Le conflit, à penser avec Chantal Mouffe, et sa relecture de Carl Schmidt. Et, peut-être, c'est à voir, avec l'Eloge du conflit, sorti en septembre à La Découverte - blurb de l'éditeur : " Miguel Bensayag et Angélique del Rey : "Dans les sociétés occidentales hyperformatées, l’idée même du conflit n’a plus de place. Les conceptions de la vie commune tendent vers l’intolérance à toute opposition. Le minoritaire doit se soumettre à la majorité et, de plus en plus, contestataires et dissidents semblent relever de l’« anormal ». Dans cet essai iconoclaste et bienvenu, Miguel Benasayag et Angélique del Rey explorent les racines et les effets délétères de cette idéologie. En refoulant les conflits, nos contemporains se laissent envahir par l’idéal de la transparence : toute opacité dans leurs relations devrait être éradiquée, car elle impliquerait l’altérité et, donc, l’ennemi potentiel. Une illusion dangereuse, à laquelle peuvent aussi succomber certains contestataires qui critiquent le système avec ses propres catégories : au lieu de s’affirmer comme des « autres », sujets d’une multiplicité subversive, ils s’en tiennent à revendiquer des droits, confortant l’idée que les « valeurs » de l’idéologie dominante sont nécessairement désirables par tous. Analysant les différentes dimensions du conflit – entre nations, dans la société ou au sein même de l’individu –, les auteurs mettent à jour les ressorts profonds de la dérive conservatrice des sociétés postmodernes. Ils démontent aussi bien les illusions de la « tolérance zéro » que celles de la « paix universelle » : nier les conflits nés de la multiplicité, ceux dont la reconnaissance fait société, c’est mettre en danger la vie. Le refoulement du conflit ne peut conduire qu’à la violence généralisée, et l’enjeu auquel nous sommes tous confrontés est bien celui de l’assomption du conflit, « père de toutes choses » selon Héraclite. "

. proposent de repréciser l'analyse marxienne en 3 et non 2 termes pour l'histoire de la lutte des classes : non pas le capital et le travail, en chiens de faïence, mais modèle triadique avec le tiers des clercs (mon mot) , "adversaire de classe" également - l'article met lui en série (avec des guillemets que souvent je ne sais pas rendre à leur énonciateur, quant à moi) : "organisateurs, gestionnaires privés et publics, experts en tous genres - les "cadres-compétents" ; "l' 'organisation', équilibrage a priori et non plus a posteriori des décisions de production" ; "la 'compétence', qui assure l'organisaiton économique, administrative, culturelle" ; la bureaucratie, l'encadrement économique et culturel, l'encadrement organisationnel ; le "pouvoir managerial" à l'Ouest, avec son parallèle frappant à l'Est sous la forme de la classe dirigeante unique ; gestionnaires ; "les intellectuels et organisateurs" ; "ceux qui ambitionnent une ascension sociale à travers les voies de la compétence" ; élite. J'ajoute d'autres rapports plausibles : la planification (voir Che Guevara cherchant la démocratie communiste, critique des "socialismes réels" de l'Est), le cléricat. L'organisation comme "facteur de classe".
Deux remarques ici :
1. comme "compétence", terme clé et clou discursif répétitivement enfoncé dans les opérations de "réforme" et "modernisation" du gouvernement Sarkozy, est donné à voir par cette analyse comme justement non pas un trope de l'ascension sociale, ou de l'intégration modernisée dans un monde contemporain "de l'entreprise" (voir les doubles génitifs), du "travailler plus", du "gagner" - mais comme outil de domination de la Finance sur les classes du savoir.
2. comme l'intellectuel est effet situé en 1947, definitely. Un concept historique, à garder dans son contexte historique - pour pouvoir penser des situations de 2007. Ici, une sociologie des intellectuels, comme professionnels du savoir (capitalisme et science), et classe en lutte de domination à la fois avec le capital et avec le "travail". Et : la visibilité du déclassement actuel des intellectuels.
Déclassement social du savoir, et dans l'autre main capitalisation de l'humain, de la créativité, de l'imaginaire, de la formation - voir la société de la connaissance, et le Rapport Lévy-Jouyet.

Autres vues offertes ici, et conséquences du décalage de point de vue, complexification du scénario de la lutte :
. le capitalisme d'entre 1945 et 1979 s'était définanciarisé, passant de l'Etat-nation à l'Etat social, et dans le "compromis social-démocrate" (industries nationales, services publics, sécurité sociale, politiques d'emploi et de développement - comme quoi le service public est une notion profondément historique elle-même) - en poursuivant par contre confortablement en parallèle son entreprise coloniale et ses destructions écologiques. 1979 : crise économique de 70s, et rupture de l'équilibre associant, pour former ce qu'on veut appeler "Gauche" (mais qui est aussi à situer, historiciser, et laisser penser à neuf, laisser déplacer jusqu'à pouvoir penser une situation politique présente), soit les gestionnaires au pouvoir avec les "classes fondamentales populaires" [what an appellation...]. Economie mixte, capitalisme socialisme. Compromis entre la "classe ouvrière" et "le pôle de l'encadrement économique et culturel". Le pouvoir de tous tendant "à s'identifier au pouvoir des organisateurs". => de quoi historiciser aussi le "public", dans son contexte. Pour dégager la possibilité de penser d'actualité du peuple, la modernité du public.
. vie politique des années 1960-1970 : l'alliance peuple ouvrier - cadres experts est décisive poru les combats du tiers-monde, pour les poussées révolutionnaires latino-américaines, les mouvements ouvriers et étudiants, 1968 "ébranlant les vieux contextes culturels sur lesquels les forces de la droite traditionnelle appuyaient leur pouvoir de classe." Puis 1979 : crise structurelle, inflation, taux d'intérêts grimpent, crise du tiers-monde endetté, et "une nouvelle discipline était imposée aux travailleurs et gestionnaires". Nouvelle division internationale du travail, sous hégémonie US, qui relance l'exploitation coloniale. Du compromis social-démocrate au compromis néolibéral : gestionnaires et finance. (soit : nouveau statut de l'élite, alors, et décrochage avec "le peuple de gauche" donc.) Le monde ouvrier perd sa centralité, stratégique. Maintenant : éparpillement, et le modèle des partis ne fonctionnera plus. La droite propriétaire fascine les travailleurs indépendants et les couches les plus fragiles du salariat. La gauche des clercs aspire les salariés du public et de la méritocratie.
. l'individu et l'histoire politique : il ne s'agit pas de trahison individuelle, dans les ralliements du moment. Depuis la "gauche caviar" mitterandiste jusqu'à l' "ouverture" 2007. Et l'explosion du Parti socialiste français. On espère.
. reste, à la situation actuelle : le parti invalidé, les coups nouveaux du capitalisme et la propension de l'élite à détourner à son profit l'élan des luttes populaires. L'Etat-monde (américain) en gestation, qui ne fonctionne plus, comme l'ancienne structure de classe à l'oeuvre dans le contexte de l'Etat-nation, oppose maintenant centre et périphérie : US, "centre mondial systémique, impérialiste, s'emploient à s'imposer comme l'acteur dominant de cette "étaticité" de classe globale en voie de formation. Pôle de concentration des capitaux. Les auteurs mettent leurs oeufs dans le panier des mouvements, pour prendre la relève du parti comme outil de lutte de classes. "Luttes et résistances, luttes de classes, de races et de genres" - that's a novel touch, pour la France. Mal intégré, comme un deus ex machina, où est lisible un état-monde culturel américanisé (American Theory). "C'est la forme du mouvement qui prévaut. A la recherche de ses bases sociales, de sa "mondialité", de son idéologie aussi, un autre marxisme pour un autre monde reste encore à inventer". That's for sure.

La qualité d'historicisation contenue dans ces simples propositions est suffisante pour replacer celles de Negri dans la valeur trouble du fluidisme, du dynamisme, dans la perspective du séminaire du CIPh cet automne, "Qu'est-ce que penser à gauche aujourd'hui". Et réfléchir avec cet incident politique qui donne beaucoup à penser - une femme prend la parole affichée pointedly, un peu pédagogiquement, comme ouverte, dérive sur une ligne de délire doux, et est ignorée par la tribune, Negri shuffling papers, un murmure amusé distrayant la salle comble, et la parole ayant été prise, tombe puis passe, dans le vide. Ce n'a donc pas été pensé. Une pensée politique est à l'épreuve dans cet ordinaire social. L'épreuve est éloquemment ratée ce jour-là. La multitude, parce qu'elle ne fait pas une pensée du politique, n'est certainement pas de gauche. La dépolitisation penchant naturellement vers la droite.

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